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Législation concernant les activités religieuses et l’organisation des cultes

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Circulaire NOR/JUSD9630018C du 29 février 1996 du ministère de la Justice relative à la lutte contre les atteintes aux personnes et aux biens commises dans le cadre des mouvements à caractère sectaire

J.O. Numéro 55 du 5 Mars 1996 p. 3409
NOR : JUSD9630018C

Paris, le 29 février 1996.
Le garde des sceaux, ministre de la justice, à Messieurs les procureurs généraux près les cours d’appel et à Mesdames et Messieurs les procureurs de la République près les tribunaux de grande instance La mort collective, en décembre 1995, de nombreux adeptes d’une organisation sectaire et le dépôt concomitant du rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les sectes, ont mis en évidence l’acuité et l’importance du phénomène sectaire en France, et la nécessité pour les pouvoirs publics d’apporter une réponse déterminée aux dérives constatées.
Il va à cet égard de soi que l’autorité judiciaire doit continuer à prendre toute sa part dans cette réponse, notamment lorsque des infractions à la loi pénale sont commises ou que des mineurs se trouvent en danger.
S’il ne saurait évidemment être question de porter un quelconque jugement de valeur sur les motivations des personnes qui, de plus en plus nombreuses, adhèrent à de telles organisations, ni de revenir sur les principes à valeur constitutionnelle de liberté de culte et de liberté d’association, il n’en demeure pas moins que les activités de certaines sectes constituent, à l’évidence, un danger pour les personnes comme pour l’Etat.
La lutte contre ces agissements doit reposer sur une connaissance approfondie du phénomène sectaire (I) et sur la pleine utilisation de l’arsenal juridique existant, dont la variété permet en l’état de penser qu’il est suffisant pour lutter avec efficacité contre ce phénomène (II).

I. - Les caractéristiques du phénomène sectaire

La direction centrale des renseignements généraux du ministère de l’intérieur a procédé à une évaluation et à une analyse du phénomène sectaire, reposant sur la dangerosité des différents mouvements, elle-même déduite de l’existence d’un ou plusieurs des indices suivants : déstabilisation mentale, exigences financières exorbitantes, rupture avec l’environnement d’origine, atteintes à l’intégrité physique, embrigadement des enfants, discours antisocial, troubles à l’ordre public, démêlés judiciaires, détournements des circuits économiques, voire le cas échéant infiltration des pouvoirs publics.
Ce service a ainsi recensé 172 mouvements pouvant, au vu de ces critères, être qualifiés de sectaires ; cette liste, qui a été publiée dans le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, est jointe en annexe à la présente circulaire pour votre information.
Bien qu’il soit difficile de procéder à une évaluation chiffrée exacte, les services de police ont estimé à 160 000 le nombre d’adeptes au moins occasionnels des sectes, et à 100 000 le nombre des sympathisants. Ces chiffres traduisent en tout cas une progression du nombre des adeptes qui peut être fixée à 60 p. 100, et celle des sympathisants à 100 p. 100 par rapport à l’année 1982.
Les tendances actuelles du phénomène sectaire se traduisent par la prolifération croissante de mouvements et le caractère protéiforme de leurs structures, par la place toujours plus importante qu’y prennent les organisations d’origine confessionnelle entièrement nouvelles et l’évolution de la nature du public touché, qui se caractérise par sa jeunesse, sa mixité et son origine sociale diversifiée.
Ces caractéristiques très variées rendent donc d’autant plus nécessaire une vigilance sans faille, et l’utilisation déterminée des prérogatives dont dispose l’institution judiciaire, tant au plan pénal que civil.
Il va toutefois de soi que la lutte contre le phénomène sectaire ne peut être menée que dans le respect des principes fondateurs de la République.
Ces principes ont été exprimés notamment :
 dans l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que << nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi >> ;
 dans l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui précise que la France, République indivisible, laïque, démocratique et sociale << assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances >> ;
 dans les articles 1er et 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat, d’où il résulte que la République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes, et ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

II. - Les moyens à mettre en oeuvre pour lutter contre les dérives sectaires

Il m’apparaît à titre principal que la lutte contre les dangers liés à ce phénomène doit reposer sur une application plus stricte du droit existant, elle-même liée à une perception plus aiguë de la réalité des risques occasionnés par l’existence et l’activité des organisations en cause. Telle est au demeurant également la conclusion de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale.
Pour ce qui concerne l’autorité judiciaire, de nombreux textes peuvent être utilisés, tant en matière pénale qu’en matière civile.
Il est évidemment impossible de les énumérer tous ; toutefois, il est possible de citer les principaux d’entre eux, et de mettre en évidence l’ampleur de l’arsenal juridique dont dispose le ministère public pour lutter efficacement contre les excès gravement attentatoires au respect de l’individu et aux intérêts de la société.

1. En matière pénale. Les activités les plus dangereuses des sectes peuvent tomber sous le coup de multiples infractions relevant soit du droit pénal général, soit du droit pénal spécial.
Pour ce qui concerne le droit pénal général, les infractions qui permettent de réprimer les agissements sectaires sont notamment les suivantes : escroquerie, homicide ou blessures volontaires ou involontaires, non-assistance à personne en danger, agressions sexuelles, proxénétisme, incitation des mineurs à la débauche, séquestration de mineurs, violences, tortures, abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse, mise en péril des mineurs, trafic de stupéfiants.
Pour ce qui concerne le droit pénal spécial, l’on peut citer :
1. L’infraction prévue à l’article 31 de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat et punissant des peines de la cinquième classe de contraventions << ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte >> ;
2. Les infractions au code de la santé publique, spécialement l’exercice illégal de la médecine (art. L. 372 et suivants du code de la santé publique) ;
3. Les infractions au code de la construction et de l’habitation ;
4. Les infractions au code général des impôts, et notamment la fraude fiscale (art. 1741 du C.G.I.) ;
5. Les infractions au code du travail (notamment la durée excessive ou le caractère clandestin du travail) ;
6. Les infractions à la législation sur l’obligation scolaire (loi du 28 mars 1882 ; ordonnance no 59-45 du 6 janvier 1959 ; décret no 66-104 du 18 février 1966 ; décret no 59-39 du 2 janvier 1959 sur les bourses) ;
7. Les infractions au code de la sécurité sociale ;
8. Les infractions en matière douanière, notamment en ce qui concerne les déclarations de mouvements internationaux de capitaux (art. 464 du code des douanes).
Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les sectes s’est fait l’écho de certaines doléances quant à la réponse apportée par l’autorité judiciaire à la dénonciation de faits imputés à des organisations sectaires, qui n’auraient pas été poursuivis ou auraient été instruits trop lentement.
Au vu des éléments dont dispose la chancellerie, de telles doléances résultent pour la plupart de la simple incompréhension face à des décisions justifiées par la stricte application des règles régissant la matière pénale dans un Etat de droit.
Il est toutefois indispensable de prendre toute disposition utile afin que toute plainte ou dénonciation relative à des phénomènes sectaires soit étudiée avec vigilance et fasse l’objet d’une enquête systématique, afin qu’aucune personne ne puisse avoir le sentiment que de tels signalements sont inutiles, et afin que l’autorité judiciaire puisse être informée du développement d’une secte dans les délais les plus brefs.
De la même façon, les infractions techniques le plus souvent découvertes et constatées par des services spécialisés (inspection du travail, services fiscaux, douanes) devront faire l’objet d’une attention toute particulière et l’opportunité des poursuites devra être examinée dans un esprit de particulière sévérité.
En cas de classement sans suite, les motifs d’une telle décision devront être très précisément exposés au plaignant. Dans l’hypothèse d’une information judiciaire, les éventuelles réquisitions aux fins de non-lieu devront être spécialement détaillées.
L’échange régulier d’informations avec les divers services de l’Etat concernés par le phénomène sectaire (services de police, autorités sanitaires, inspection académique, inspection du travail, etc.) est par ailleurs de nature à renforcer considérablement l’efficacité des moyens de lutte contre les dérives sectaires. Il est donc indispensable que des rencontres périodiques soient organisées sous l’égide des parquets avec les administrations concernées afin d’améliorer la connaissance des organisations en cause et de leurs activités, et de faciliter ainsi la mise en oeuvre d’actions coordonnées propres à en réduire ou à en supprimer les dangers.
Le code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 a introduit, par ailleurs, le principe de la responsabilité pénale des personnes morales. Il conviendra donc, à chaque fois que les infractions retenues le permettront, de mettre en mouvement l’action publique à l’encontre des personnes morales constitutives de sectes ou liées à leurs activités, et de requérir à l’audience l’application résolue des peines qu’elles encourent aux termes des articles 131-37 et suivants du code pénal.
Enfin, il y a lieu de signaler que diverses associations de lutte contre les phénomènes sectaires sont susceptibles de fournir des éléments d’information d’autant plus précieux qu’elles comptent dans leurs rangs d’anciens adeptes de telles organisations.

2. La lutte contre les dérives sectaires en matière civile. Elle peut s’articuler autour des sanctions encourues par les associations ou des dispositions relatives à la protection des personnes.
De nombreuses sectes sont constituées sous la forme d’associations régies par la loi du 1er juillet 1901.
Cette loi prévoit que, dans un certain nombre de cas, la dissolution d’une association peut être prononcée par le juge judiciaire, en l’espèce le tribunal de grande instance.
Il en va ainsi en cas d’inobservation des formalités de déclaration (art. 5 et 7), encore que ce chef de dissolution ne puisse être appliqué qu’à une association non déclarée qui ferait état d’une capacité qu’elle n’a pas ou à une association déclarée dont la déclaration serait irrégulière. Par ailleurs, l’article 3 dispose que << toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement est nulle et de nul effet >>.
Pour ce qui concerne la protection des personnes, une attention privilégiée doit être apportée à la situation des mineurs, qui constituent souvent, compte tenu de leur extrême vulnérabilité, des victimes particulièrement exposées des dérives sectaires.
Les dispositions des articles 375 et suivants du code civil constituent en l’état un moyen efficace d’éviter qu’ils ne soient soumis à une influence néfaste ou à un embrigadement dangereux, même s’il est vrai que leur mise en oeuvre est plus délicate lorsque leurs parents sont tous deux membres de la secte. Dans ce dernier cas, le juge peut, en application de l’article 371-4 du même code, veiller à ce qu’il ne soit pas mis obstacle aux relations de l’enfant avec ses grands-parents.
L’importance de l’enjeu exige que le ministère public prenne et soutienne en ce domaine toutes les initiatives de nature à permettre le repérage des situations de danger auxquelles sont confrontés les mineurs. Le non-respect de l’obligation scolaire est à cet égard un indice particulièrement important.
Il convient, en outre, de témoigner d’une extrême vigilance lorsqu’un mineur est placé dans un établissement dont les liens avec des organisations sectaires seraient suspectés. La diffusion des informations recueillies auprès des divers partenaires institutionnels est, de ce point de vue, d’autant plus essentielle que les activités des sectes sont multiformes et tendent à se diversifier pour étendre, de manière parfois insidieuse, leur influence, notamment dans le domaine de la formation.
L’exercice vigilant des attributions civiles du ministère public, en dehors des cas prévus aux articles 375 et suivants du code civil, devrait permettre d’assurer au mieux la protection des personnes, majeures ou mineures, soumises à l’emprise de mouvements sectaires, ainsi que de leur entourage. A cet égard, les procédures de placement sous sauvegarde de justice, de tutelle ou de curatelle peuvent être une réponse adéquate pour les majeurs.
Aussi les magistrats du parquet chargés de ces attributions doivent-ils s’employer à établir une concertation efficace avec les juges aux affaires familiales et les juges des enfants, de telle sorte qu’ils puissent exercer utilement les prérogatives que leur attribuent les articles 424 et 429 du code de procédure civile et faire connaître leur avis sur les affaires dans lesquelles ils estiment devoir intervenir en tant que partie jointe, même lorsque la loi n’a pas prévu d’obligation spéciale de communication.
Vous voudrez bien continuer à me rendre systématiquement compte des procédures suivies dans votre ressort en ce domaine, me signaler toute difficulté que vous pourriez rencontrer dans la mise en application des présentes instructions et me faire part de toute suggestion qui vous paraîtrait utile pour améliorer la lutte contre les dérives sectaires.

Jacques TOUBON